Road trip dans les Keys


Îles et îlots dessinent un arc de cercle de 250 kilomètres que relient 42 ponts. Nul bac ou ferry, mais un long cordon d’asphalte , la Overseas Highway, balafre l’archipel, plaçant Miami à quatre heures de Key West, tout au bout. Plutôt que d’individualiser chaque île, les Américians les ont regroupées en 5 districts.

Key Largo ouvre les réjouissances. Son nom rappelle le film de John Huston réunissant en 1948 le fameux couple Humphrey Bogart det Lauren Bacall. Si le film a été tourné dans des studios californiens, le bar du Caribbean Club a servi pour quelques plans extérieurs. On  y goûte la magie d’un coucher de soleil sur la mer, où palmiers et pontons se détachent en ombres chinoises sur la flamboyance céleste.

Un saut de puce de quelques minutes nous ramène à Huston et Bogart, cette fois-ci accompagné à l’écran par Katharine Hepburn. On l’imagine plus imposant et moins verni, mais oui, c’est bien le rafiot à vapeur de L’Odyssée de l’African Queen. Pas de rapides, de fortin tenu par l’ennemi ou de crocodiles ici, mais, la chaudière et un strident tut-tut aidant, on s’attend presque à voir le personnage de Rose et celui de Charlie s’asseoir à ses côtés.

Une barrière de corail qui souffre

Les canaux de Key Largo se prêtent à une paisible promenade au fil des villas, des voiliers et des yachts familiaux. L’impact sur l’environnement laisse songeur, mais les Américains ne sont pas à un paradoxe près. Les Keys sont bordés par la troisième barrière de corail vivante du monde. Elle abrite 55 sortes de coraux et 600 espèces de poissons, mais dépérit depuis les années 1970 : réchauffement et acidification de l’eau, effets délétères des pesticides mais aussi des crèmes solaires…

Beaucoup baisseraient les bras, pas la Coral Restoration Foundation. Elle sensibilise les visiteurs, forme des bénévoles et fait grandir des fragments de corail sur de poétiques arbres métalliques immergés. Une fois adultes, 100 000 coraux ont ainsi regarni le récif.

La quatre-voies file à travers la végétation luxuriante, les empilements de bateaux et les commerces où les enseignes rivalisent de phares factices, de homards géants et d’arrières de galion. Le blason frappé du chiffre 1 rappelle que la Overseas Highway n’est que l’amorce, ou l’aboutissement, de la fameuse route n°1 qui  longe la côte est sur 4000 kilomètres, jusqu’aux portes du Canada.

Le district d’Islamadora a bâti sa réputation sur la pêche. Un arrêt à Robbie’s Marina en donne un avant-goût. Des tables sous des toiles invitent à se désaltérer à l’ombre, mais l’attraction principale se situe sur le ponton. Les visiteurs y nourrissent les tarpons, de grands poissons voraces qui peuvent mesurer jusqu’à 3 mètres, avec des seaux de petits poissons. Gare aux doigts ! Aux aguets, une grande aigrette blanche fait le pied de grue pour rafler un mets égaré.

Plus au sud, à Marathon, les tortues marines bénéficient de tous les soins, au point de disposer d’un hôpital dédié. À l’entrée de cet ancien motel, deux fourgonnettes avec sirène, en livrée orange et blanc frappée de « The Turtle Hospital Ambulanc » », se tiennent prêtes. La tête basse dans son bac noir, une caouanne semble mal en point à sa sortie du scanner. Selon les pathologies -blessures, ingestion de plastique, tumeurs oculaires -, les malades sont regroupées dans des piscines ou confinées dans bassins individuels. Une centaine de tortues sont soignées chaque année, et relâchées pour la plupart. De l’autre côté des grilles, un iguane n’en a cure et observe placidement l’horizon depuis son rocher.

Un pont emblématique

Le Seven Mile Bridge marque la limite entre les districts de Marathon et de Big Pine Key. Long de 7 miles environ (11 kilomètres), ce pont emblématique fend les eaux outremer et turquoise. Il est doublé de pylônes électriques et des arches de la voie ferrée stoppée après l’ouragan dévastateur de 1935.

Coincé entre l’océan et les eaux plus claires du golfe du Mexique, le parc d’État de Bahia Honda est bordé d’étroites plages à la blancheur de carte postale. La mer, idéale pour baigneurs et plongeurs, multiplie les nuances bleutées et les degrés de transparence. À 10 minutes, le refuge national de Key Deer protège 800 cerfs des Keys, une espèce naine à repérer parmi les broussailles. Ces îles méridionales, les Lower Keys, étonnent par leurs richesses naturelles. On peut ainsi explorer la mangrove sur des kayaks et chercher limules, requins-nourrices, méduses ou étoiles de mer.

Mais c’est un joyau beaucoup plus culturel et urbain qui marque la fin de la route: Key West. Son nom signifie littéralement « la clé de l’ouest », mais il dérive de l’espagnol Cayo Hueso, « l’île aux os », référence aux nombreux ossements humains trouvés naguère sur ses plages. Plus rien d’aussi sinistre mais, au contraire, une atmosphère décontractée, tolérante et volontiers festive.

Dans quel autre lieu une tentative d’indépendance fantaisiste, survenue le 23 avril 1982, est-elle chaque année le prétexte d’une décade de réjouissances avec concours loufoques, parades et spectacles de travestis ? Le coquillage symbole de cette « Conch Republic » se décline à profusion. Chaque soir, au coucher du soleil, la foule se déverse sur Mallory Square pour siroter un verre et admirer les artistes de rue: mimes; cracheurs de feu ou jongleurs perchés sur une roue à échasse.

L’ombre d’Hemingway partout dans la ville

Tout le monde afflue ensuite dans les restaurants et les bars de Duval Street. Le Captain Tony’s Saloon est l’un des plus fameux. Ernest Hemingway y passa ses soirées dans les années 1930, alors que le lieu s’appelait Sloppy Joe’s Bar. Au mur, en éternel hommage, sont accrochés moult photos mais aussi deux espadons, la carabine et les skis de l’illustre écrivain.

Sa maison de style colonial se trouve sur une rue perpendiculaire encore habitée par les descendants de son chat Blanche-Neige. Quarante à cinquante félins se baladent partout, dormant sur la commode de la salle à manger ou posant dans la librairie. En y regardant de près, la plupart ont un doigt supplémentaire, hérité de leur aïeule polydactyle. À chaque espace son anecdote, de la porte d’un monastère espagnol comme tête de lit à la coûteuse piscine installée à la place du ring de boxe. Comme Hemingway, de nombreux écrivains ont plébiscité la ville, de Tennessee Williams à Judy Blume, une autrice actuelle pour jeunes et ados.

Qui résisterait à ces rues où les antiques maisons de bois cachent leurs galeries à colonnes et leurs ferronneries ajourées parmi les frangipaniers, les bougainvillées, les kapokiers et les palmiers ? Surtout lorsque poules et coqs déambulent librement parce que personne ne songe à les chasser.

Les touristes font la queue plus bas, pour une photo devant une immense borne aux bandes noires, rouges et jaune. Elle marque le point le plus méridional des États-Unis continentaux. Cuba n’est qu’à 145 km à vol d’oiseau. La fin du voyage, avant le commencement d’un autre.